mercredi 10 février 2016



Pourquoi travailler sans arrêt?
Kanako Soné
Janvier 2015

En fin de mois l'année dernière, un ami dentiste est mort subitement. C'est le cinquième dentiste de mes connaissances à mourir trop tôt.

Mon père est mort à 59 ans, mon premier mari à 51 ans, mon maître d'Université ParisV vers 60 ans, une amie orthodontiste et collègue de travail vers 50 ans, et l'an dernier ce collègue de 45 ans mort d'une hémorragie cérébrale.

Chaque que je dois faire face à une  mort, je suis en choc.
Toutes ces personnes étaient dentistes comme moi. Toutes avaient travaillé fort, sans temps  d'arrêt pour écouter leur corps.

Un cabinet dentaire ne fonctionne pas comme une compagnie. Si le patron disparait, tout d'un coup il n'y a plus de revenus pour l'équipe, hygiénistes, assistantes, secrétaires…  Personne ne peut faire le travail en son absence.
Bien sûr on peut prendre un remplaçant, mais cela doit être organisé d'avance. Ce qui n'est pas possible en cas d'absence subite, quelle qu'en soit la raison.

En effet le domaine dentaire repose sur une technique essentiellement manuelle, donc personnalisée.
Les patients ont choisi ce praticien, sa technique, ce qui est difficilement transférable directement à un autre praticien.

C'est ce que j'ai vécu à travers mon expérience d'orthodontiste en cabinet privé, avec ma  grossesse intervenue au cours de ma cinquième année d'exercice. Pour m'arrêter de travailler il fallait demander un remplaçant ou une remplaçante, qu'il fallait payer pour tenir le cabinet, en plus des frais de fonctionnement. Il n'y avait pas de choix, il fallait reprendre le travail au plus tôt.
J'ai donc arrêté trois mois en tout, entre l'avant et l'après, ce qui m'a laissé certaines séquelles physiques. De plus je n'ai pas pu allaiter, ce qui psychologiquement m'a manqué. Heureusement beaucoup de gens de mon entourage, famille, amis, m'ont beaucoup aidée.
Dans mon cas, heureusement j'avais hérité du cabinet de mon père, donc pas de location ou d'investissement à payer. Si j'avais eu ces charges, il était inenvisageable d'avoir un bébé!

Avoir un bébé est un moment des plus heureux. Mais pour une dentiste c'est difficile d'en profiter. Alors on imagine facilement les impacts quand il s'agit d'une maladie!

La plupart des jeunes dentistes commencent avec un cabinet privé après six ans d’études, et un stage clinique de quatre ans, le temps d’être aguerri et capable d’ouvrir un cabinet. Amasser une expérience et les connaissances indispensables est un énorme travail qui laisse peu de place à savoir comment ouvrir et gérer un cabinet.
On devient le patron et c’est difficile de demander conseil facilement à ses subordonnés.
Pour revenir à mon collègue dentiste décédé l’an passé, après sa mort j’ai découvert comment il vivait son quotidien. Célibataire de 45 ans, il ne s’arrêtait qu’une journée par semaine. Sa famille vivait loin de lui. Il était donc entièrement seul. Il devait tout faire lui-même.
Contrairement à une entreprise structurée, avec une équipe, un dentiste doit tout faire lui-même soigner, gérer, suivre la formation continue, etc.
Après l’ouverture du cabinet, au bout de plusieurs années, Il devient possible d’intégrer ou plusieurs un plusieurs autres dentistes. Si les associés arrivent à avoir des techniques équivalentes il est alors possible de prendre un peu de recul pour toutes les tâches de gestion. Mais cela n’intervient que des années plus tard.
Mon collègue avait ouvert son cabinet depuis sept ans, la période pour que ça commence à bien fonctionné. Il se reposait qu’une fois par semaine. Travaillait souvent jusqu’à 19/20 heures le soir. Célibataire, personne ne l’attendait la maison. Il se nourrissait donc de plats traiteurs, n’ayant pas le temps de cuisiner.

Dans son bureau on a trouvé des appareils à mesurer la tension artérielle. Inquiet de ses chiffres anormaux, il avait acheté des appareils de plus en plus sophistiqués pour contrôler et vérifier l’évidence. Mais il a continué à travailler tous les jours sans relâche.
Dans une compagnie normale, beaucoup de gens travaillent fort, y compris le soir tard. Mais ils sont mieux protégés.
Le travail dentaire est très physique et précis, demandant une grosse concentration, et génère donc un gros stress.
De plus en plus au Japon, dans le domaine médical, on observe le fait que les revenus sont limités par le système de sécurité sociale. Le traitement dentaire est couvert par la sécurité sociale à prix raisonnable. Mais le coût de la technique dentaire est le même que dans les pays à revenus supérieurs.
C’est un travail haut-de-gamme pour un retour pécuniaire inférieur du fait du système. Le système tend à être plus favorable aux patients qu’au dentiste.
Ici au Canada les traitements ne sont plus pris en charge après l’âge de neuf ans.
J’étais très offusquée au début ici de ce que les dentistes prennent beaucoup plus de repos et de vacances qu’au Japon. Maintenant, cela fait dix ans que je vis ici, loin du Japon, et  mon opinion a fortement évolué.
Au Québec de nombreux dentistes prennent plusieurs journées de repos dans la semaine, et de longues vacances selon le rythme scolaire. Comme le gouvernement contrôle le nombre de dentistes cela fait que beaucoup de cabinets sont pleins et les rendez-vous sont à longue échéance.
Ceci veut dire que la santé du dentiste et sa qualité de vie sont pour les Québécois prioritaires.
Je finis par penser qu’ils ont raison.
Pourquoi on vit?
Pourquoi les dentistes n’auraient-ils pas la même vie que le reste de la population?
Cela génère moins de richesses qu’au Japon mais les gens sont plus heureux. Même ceux qui sont qui ont pignon sur rue peuvent vivre à leur manière.
Quand mon premier mari m’a révélé sa maladie, la première chose que je lui ai dite a été: "Qu’est-ce qu’on va faire des patients ?"
Je regrette maintenant d’avoir dit ça.

Peut-être un japonais pourrait penser comme moi, faisant passer la responsabilité vis-à-vis des patients avant sa propre vie, ses propres sentiments.
Et c’est ce comportement que j’ai reproduit avec mon mari.
Lui, français, m’avait répondu : "Excuse-moi, je ne peux pas penser aux patients, je dois penser à guérir moi-même."
Il est mort quelques mois plus tard.
Bien sûr il s’inquiétait pour ses patients, mais il ne pouvait rien faire.
Après, pendant deux ans, sans bien comprendre le français, j’ai du finir les traitements  qu’il avait commencés. Cela a été très important pour moi et m’a fait découvrir la vraie vie.
Pendant ces deux ans, j’ai réalisé que si on a une bonne santé, si on est à l’aise, il n’y a aucun problème qui ne puisse être résolu.
Maintenant j’ai confiance en moi grâce à cette période. Si je travaille, si j’agis avec mon cœur, je peux trouver des personnes pour m’aider.

À ce moment, avec cet essai, je voudrais dire que nous ne sommes pas tous seuls. Si vous avez des problèmes, ne les gardez pas pour vous, vous pouvez demander de l’aide, même si c’est à votre supérieur.
N’importe comment, si on devient gravement malade, cela devient indispensable.
Ne faut pas penser qu’au travail, c'est très important de penser à prendre soin de soi aussi.
Six ans d’études dentaires - Quatre ans de "master course de spécialité - Un fellowship..
Avec l’ouverture d’un cabinet à la huitième année, les affaires commencent.
Il pense peut-être je peux commencer à prendre du plaisir.
A ce moment il meurt, à 45 ans…

Ses parents vivent une tristesse profonde.
Je me souviens des paroles de sa mère en pleurs : j’aurais aimé qu’il se marie, comme les autres, qu’il ait une famille, comme les autres.
Lui-même respectait beaucoup ses parents, leur étant reconnaissant de lui avoir payé des études aussi coûteuses.
Dans sa tête il voulait les remercier pour sa réussite.
Mais ses parents désiraient simplement qu’il soit heureux et vive comme les autres.

À ce moment de sa mort, j’ai eu beaucoup d’interrogations. Pourquoi les gens vivent, pourquoi faire, quel sens donner à sa propre vie?
C’est en pensant à lui que j’ai écrit ce qui précède.
Maintenant, au Japon, il commence à y avoir des compagnies spécialisées en gestion des cabinets médicaux et dentaires, capables de prendre en charge les problèmes de gestion et en décharger les praticiens.
Si vous avez des problèmes, ne souffrez pas tout seul. Ces compagnies peuvent vous aider en vous déchargeant de ces contraintes pratiques et vous permettre de vous occuper de vous-mêmes.



J’espère qu’au Japon le système va devenir plus humain, et que les gens pourront plus s’occuper d’eux, prendre des vacances, être en bonne santé physique et mentale, vivant et travaillant avec plaisir, sans être vus socialement comme des fainéants.
C’est ainsi que j’ai commencé une nouvelle année 2016!


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire