Pourquoi
travailler sans arrêt?
Kanako Soné
Janvier 2015
En fin de mois
l'année dernière, un ami dentiste est mort subitement. C'est le cinquième
dentiste de mes connaissances à mourir trop tôt.
Mon père est mort à
59 ans, mon premier mari à 51 ans, mon maître d'Université ParisV vers 60 ans,
une amie orthodontiste et collègue de travail vers 50 ans, et l'an dernier ce
collègue de 45 ans mort d'une hémorragie cérébrale.
Chaque que je dois
faire face à une mort, je suis en choc.
Toutes ces
personnes étaient dentistes comme moi. Toutes avaient travaillé fort, sans temps
d'arrêt pour écouter leur corps.
Un cabinet dentaire
ne fonctionne pas comme une compagnie. Si le patron disparait, tout d'un coup
il n'y a plus de revenus pour l'équipe, hygiénistes, assistantes,
secrétaires… Personne ne peut faire le
travail en son absence.
Bien sûr on peut
prendre un remplaçant, mais cela doit être organisé d'avance. Ce qui n'est pas possible
en cas d'absence subite, quelle qu'en soit la raison.
En effet le domaine
dentaire repose sur une technique essentiellement manuelle, donc personnalisée.
Les patients ont
choisi ce praticien, sa technique, ce qui est difficilement transférable
directement à un autre praticien.
C'est ce que j'ai
vécu à travers mon expérience d'orthodontiste en cabinet privé, avec ma grossesse intervenue au cours de ma cinquième
année d'exercice. Pour m'arrêter de travailler il fallait demander un
remplaçant ou une remplaçante, qu'il fallait payer pour tenir le cabinet, en
plus des frais de fonctionnement. Il n'y avait pas de choix, il fallait
reprendre le travail au plus tôt.
J'ai donc arrêté trois mois en tout, entre l'avant et
l'après, ce qui m'a laissé certaines séquelles physiques. De plus je n'ai pas
pu allaiter, ce qui psychologiquement m'a manqué. Heureusement beaucoup de gens
de mon entourage, famille, amis, m'ont beaucoup aidée.
Dans mon cas, heureusement j'avais hérité du cabinet de
mon père, donc pas de location ou d'investissement à payer. Si j'avais eu ces
charges, il était inenvisageable d'avoir un bébé!
Avoir un bébé est un moment des plus heureux. Mais pour
une dentiste c'est difficile d'en profiter. Alors on imagine facilement les
impacts quand il s'agit d'une maladie!
La plupart des jeunes dentistes commencent avec un
cabinet privé après six ans d’études, et un stage clinique de quatre ans, le
temps d’être aguerri et capable d’ouvrir un cabinet. Amasser une expérience et
les connaissances indispensables est un énorme travail qui laisse peu de place
à savoir comment ouvrir et gérer un cabinet.
On devient le patron et c’est difficile de demander
conseil facilement à ses subordonnés.
Pour revenir à mon collègue dentiste décédé l’an passé,
après sa mort j’ai découvert comment il vivait son quotidien. Célibataire de 45
ans, il ne s’arrêtait qu’une journée par semaine. Sa famille vivait loin de
lui. Il était donc entièrement seul. Il devait tout faire lui-même.
Contrairement à une entreprise structurée, avec une
équipe, un dentiste doit tout faire lui-même soigner, gérer, suivre la
formation continue, etc.
Après l’ouverture du cabinet, au bout de plusieurs
années, Il devient possible d’intégrer ou plusieurs un plusieurs autres
dentistes. Si les associés arrivent à avoir des techniques équivalentes il est
alors possible de prendre un peu de recul pour toutes les tâches de gestion.
Mais cela n’intervient que des années plus tard.
Mon collègue avait ouvert son cabinet depuis sept ans, la
période pour que ça commence à bien fonctionné. Il se reposait qu’une fois par
semaine. Travaillait souvent jusqu’à 19/20 heures le soir. Célibataire,
personne ne l’attendait la maison. Il se nourrissait donc de plats traiteurs,
n’ayant pas le temps de cuisiner.
Dans son bureau on a trouvé des appareils à mesurer la
tension artérielle. Inquiet de ses chiffres anormaux, il avait acheté des
appareils de plus en plus sophistiqués pour contrôler et vérifier l’évidence.
Mais il a continué à travailler tous les jours sans relâche.
Dans une compagnie normale, beaucoup de gens travaillent
fort, y compris le soir tard. Mais ils sont mieux protégés.
Le travail dentaire est très physique et précis,
demandant une grosse concentration, et génère donc un gros stress.
De plus en plus au Japon, dans le domaine médical, on
observe le fait que les revenus sont limités par le système de sécurité
sociale. Le traitement dentaire est couvert par la sécurité sociale à prix
raisonnable. Mais le coût de la technique dentaire est le même que dans les
pays à revenus supérieurs.
C’est un travail haut-de-gamme pour un retour pécuniaire
inférieur du fait du système. Le système tend à être plus favorable aux
patients qu’au dentiste.
Ici au Canada les traitements ne sont plus pris en charge
après l’âge de neuf ans.
J’étais très offusquée au début ici de ce que les
dentistes prennent beaucoup plus de repos et de vacances qu’au Japon.
Maintenant, cela fait dix ans que je vis ici, loin du Japon, et mon opinion a fortement évolué.
Au Québec de nombreux dentistes prennent plusieurs
journées de repos dans la semaine, et de longues vacances selon le rythme
scolaire. Comme le gouvernement contrôle le nombre de dentistes cela fait que
beaucoup de cabinets sont pleins et les rendez-vous sont à longue échéance.
Ceci veut dire que la santé du dentiste et sa qualité de
vie sont pour les Québécois prioritaires.
Je finis par penser qu’ils ont raison.
Pourquoi on vit?
Pourquoi les dentistes n’auraient-ils pas la même vie que
le reste de la population?
Cela génère moins de richesses qu’au Japon mais les gens
sont plus heureux. Même ceux qui sont qui ont pignon sur rue peuvent vivre à
leur manière.
Quand mon premier mari m’a révélé sa maladie, la première
chose que je lui ai dite a été: "Qu’est-ce qu’on va faire des patients ?"
Je regrette maintenant d’avoir dit ça.
Peut-être un japonais pourrait penser comme moi, faisant
passer la responsabilité vis-à-vis des patients avant sa propre vie, ses
propres sentiments.
Et c’est ce comportement que j’ai reproduit avec mon
mari.
Lui, français, m’avait répondu : "Excuse-moi,
je ne peux pas penser aux patients, je dois penser à guérir moi-même."
Il est mort quelques mois plus tard.
Bien sûr il s’inquiétait pour ses patients, mais il ne
pouvait rien faire.
Après, pendant deux ans, sans bien comprendre le
français, j’ai du finir les traitements
qu’il avait commencés. Cela a été très important pour moi et m’a fait
découvrir la vraie vie.
Pendant ces deux ans, j’ai réalisé que si on a une bonne
santé, si on est à l’aise, il n’y a aucun problème qui ne puisse être résolu.
Maintenant j’ai confiance en moi grâce à cette période.
Si je travaille, si j’agis avec mon cœur, je peux trouver des personnes pour m’aider.
À ce moment, avec cet essai, je voudrais dire que nous ne
sommes pas tous seuls. Si vous avez des problèmes, ne les gardez pas pour vous,
vous pouvez demander de l’aide, même si c’est à votre supérieur.
N’importe comment, si on devient gravement malade, cela
devient indispensable.
Ne faut pas penser qu’au travail, c'est très important de
penser à prendre soin de soi aussi.
Six ans d’études dentaires - Quatre ans de "master
course de spécialité - Un fellowship..
Avec l’ouverture d’un cabinet à la huitième année, les
affaires commencent.
Il pense peut-être je peux commencer à prendre du
plaisir.
A ce moment il meurt, à 45 ans…
Ses parents vivent une tristesse profonde.
Je me souviens des paroles de sa mère en pleurs :
j’aurais aimé qu’il se marie, comme les autres, qu’il ait une famille, comme
les autres.
Lui-même respectait beaucoup ses parents, leur étant reconnaissant
de lui avoir payé des études aussi coûteuses.
Dans sa tête il voulait les remercier pour sa réussite.
Mais ses parents désiraient simplement qu’il soit heureux
et vive comme les autres.
À ce moment de sa mort, j’ai eu beaucoup
d’interrogations. Pourquoi les gens vivent, pourquoi faire, quel sens donner à
sa propre vie?
C’est en pensant à lui que j’ai écrit ce qui précède.
Maintenant, au Japon, il commence à y avoir des compagnies
spécialisées en gestion des cabinets médicaux et dentaires, capables de prendre
en charge les problèmes de gestion et en décharger les praticiens.
Si vous avez des problèmes, ne souffrez pas tout seul.
Ces compagnies peuvent vous aider en vous déchargeant de ces contraintes pratiques
et vous permettre de vous occuper de vous-mêmes.
J’espère qu’au Japon le système va devenir plus humain,
et que les gens pourront plus s’occuper d’eux, prendre des vacances, être en bonne
santé physique et mentale, vivant et travaillant avec plaisir, sans être vus
socialement comme des fainéants.
C’est ainsi que j’ai commencé une nouvelle année 2016!